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Fabrication

 

Huit kilomètres de marche, ça peut être long. À nager, ça l’est toujours. Surtout quand on est seul. Et plus encore lorsque c’est la première fois depuis des semaines. Le fait apparut clairement à Kelly avant la mi-parcours, mais même s’il y avait assez peu de fond à l’est de son île pour qu’il ait pied à bien des endroits, il ne s’arrêta pas une seule fois, ne se permit pas une seule fois de faiblir. Il changea son mouvement de bras pour mettre un peu plus à l’épreuve son flanc gauche, accueillant la douleur comme le messager de ses progrès. La température de l’eau était idéale, estima-t-il, assez fraîche pour éviter l’hyperthermie, assez chaude pour ne pas vider le corps de toute énergie. Dans les huit cents derniers mètres avant l’île, son rythme commença à ralentir mais il mobilisa ces ultimes ressources dans lesquelles on peut toujours puiser pour accélérer de nouveau, à tel point que, lorsqu’il toucha la rive envasée qui marquait l’extrémité est de Battery Island, il était à peine capable de bouger. Instantanément, ses muscles commencèrent à se raidir et Kelly dut se forcer pour se relever et marcher. C’est à cet instant qu’il vit l’hélicoptère. Il l’avait entendu à deux reprises pendant qu’il nageait, sans plus. Il avait une longue expérience des hélicoptères et leur bruit lui était aussi naturel que le bourdonnement d’un insecte. Mais en voir un se poser sur une langue de sable était bien moins commun et il se dirigea vers l’appareil, jusqu’à ce qu’une voix l’appelle, en provenance des casemates.

— Par ici, chef !

Kelly se retourna. La voix était familière, et en se frottant les yeux, il reconnut la tenue blanche d’un officier général de la marine – certitude renforcée par les épaulettes dorées étincelant au soleil de la fin de matinée.

— Amiral Maxwell ! Kelly était ravi d’avoir de la compagnie, surtout celle de cet homme, mais il avait le bas des jambes couvert de vase après sa marche pour sortir de l’eau. J’aurais préféré que vous me préveniez, amiral !

— J’ai essayé, Kelly. Maxwell s’approcha de lui et lui prit la main. Ça fait deux jours que nous vous carillonnons ici. Où diable étiez-vous passé ? Vous étiez en mission ? L’amiral fut surpris du changement immédiat sur les traits du garçon.

— Pas exactement.

— Et si vous alliez plutôt vous décrasser ? Je vais me chercher un Coca. C’est alors que Maxwell remarqua les cicatrices récentes sur le dos et le cou de Kelly. Bon Dieu…

Leur première rencontre avait eu lieu à bord de l’USS Kitty Hawk, trois ans auparavant, lui en qualité d’AirPac et Kelly en celle de quartier-maître de seconde classe en bien piteux état. Ce n’était pas le genre de chose qu’un homme dans la position de Maxwell pouvait oublier. Kelly était parti en mission de sauvetage de l’équipage de Nova Un-Un, dont le pilote était le sous-lieutenant Winslow Holland Maxwell III, USN. Deux jours de reptation dans un secteur trop brûlant pour que vienne y batifoler un hélicoptère de secours, et il en était ressorti avec Dutch, troisième du nom, blessé mais vivant ; toutefois, Kelly y avait chopé une méchante infection due à l’eau croupie. Et comment, se demandait toujours Maxwell, comment remerciait-on un homme d’avoir sauvé votre fils unique ? Il avait paru si jeune dans ce lit d’hôpital, si pareil à son fils, avec le même genre d’orgueil provocant, la même intelligence timide. Dans un monde juste, Kelly aurait reçu la Médaille d’Honneur pour sa mission en solo dans cette rivière aux eaux boueuses, mais Maxwell n’avait même pas gâché le papier. Désolé, Dutch, lui aurait répondu CINCPAC, j’aurais aimé appuyer cette démarche, mais ce serait un effort inutile, cela paraîtrait simplement trop…, eh bien, trop louche. Alors, il avait fait ce qu’il avait pu.

— Parlez-moi de vous.

— Kelly, amiral, John T., quartier-maître de seconde… Maxwell l’avait interrompu d’un signe de tête.

— Non, je trouve que vous m’avez plutôt l’air d’un quartier-maître de première classe.

Maxwell était resté trois jours encore sur le Kitty Hawk, ostensiblement pour mener une inspection personnelle des opérations de vol, en vérité pour surveiller son fils blessé et le jeune SEAL qui lui avait sauvé la vie. Il avait été aux côtés de Kelly lorsque celui-ci avait reçu le télégramme lui annonçant la mort de son père, le pompier, victime d’une crise cardiaque en pleine action. Et voilà qu’il revenait le voir, s’aperçut-il, juste après un autre problème.

Kelly ressortit de la douche en short et maillot, pas très frais, physiquement, mais avec une lueur déterminée au fond des yeux.

— Combien avez-vous nagé, John ?

— Juste un peu moins de huit kilomètres, amiral.

— Bon entraînement, observa Maxwell en lui tendant une bouteille de Coca. Détendez-vous un peu.

— Merci, amiral.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Ces marques sur l’épaule, c’est nouveau.

Kelly lui conta brièvement son histoire, sur le ton d’un guerrier s’adressant à un autre guerrier, car malgré la différence d’âge et de grade, tous deux étaient de la même race, et pour la seconde fois, Dutch Maxwell s’assit pour l’écouter, en père de substitution qu’il était devenu.

— C’est un coup dur, John, observa l’amiral d’une voix calme.

— Oui, monsieur. Kelly ne savait pas ce qu’il était censé ajouter et il resta quelques instants les yeux baissés. Je ne vous ai jamais remercié pour la carte… après le décès de Tish. C’est un geste qui m’a touché. Comment va votre fils ?

— Il pilote un 727 pour Delta. Je vais être grand-père d’un jour à l’autre, maintenant, ajouta l’amiral avec satisfaction, avant de se rendre compte à quel point la remarque devait paraître cruelle à ce jeune homme solitaire.

— Super ! Kelly réussit à sourire, réconforté d’entendre enfin une bonne nouvelle, de constater qu’enfin l’un de ses actes avait abouti à une heureuse conclusion. Alors, qu’est-ce qui vous amène ici, amiral ?

— Je veux examiner quelque chose avec vous. Maxwell ouvrit son porte-documents et déplia sur la table basse de Kelly la première d’une série de plusieurs cartes.

Le jeune homme grommela.

— Ouais, d’accord, je me souviens du coin. Ses yeux s’attardèrent sur certains symboles rajoutés à la main. Il s’agit là d’informations secrètes, amiral.

— Chef, ce dont nous allons discuter est un sujet extrêmement sensible.

Kelly se retourna pour regarder alentour. Les amiraux se promenaient toujours accompagnés d’aides de camp ; en général, un fringant jeune lieutenant chargé de porter la serviette officielle de son supérieur, de lui montrer où étaient les chiottes, de s’occuper de retrouver où était garée la voiture, bref d’accomplir le genre de tâches indignes d’un quartier-maître de première classe débordé de travail. Soudain, il se rendit compte que, même si l’hélicoptère avait son équipage qui faisait maintenant les cent pas devant la casemate, le vice-amiral Maxwell était seul, et ce détail était fort inhabituel.

— Pourquoi moi, monsieur ?

— Vous êtes la seule personne dans ce pays à avoir vu le secteur depuis le sol.

— Et si nous étions malins, on en resterait là. Les souvenirs qu’il gardait de l’endroit n’avaient rien de plaisant. Un simple coup d’œil à la carte à plat fit revenir instantanément de pénibles images.

— Jusqu’où avez-vous remonté le fleuve, John ?

— À peu près jusqu’ici. La main de Kelly glissa sur la carte. J’ai raté votre fils au premier passage, alors je suis revenu sur mes pas pour le retrouver dans ce coin-ci.

Et ce n’était pas mal du tout, songea Maxwell, bigrement près de l’objectif.

— Le pont sur cette route nationale a sauté. Il ne nous a fallu que seize missions mais ce coup-ci, il est dans l’eau.

— Vous savez ce que ça veut dire, n’est-ce pas ? Ils auront sans doute établi un gué ou installé un pont de campagne. Vous voulez des tuyaux pour l’éliminer ?

— Temps perdu. L’objectif est ici. Le doigt de Maxwell frappa un endroit marqué au crayon rouge.

— Ça fait un sacré parcours à la nage, amiral. Qu’est-ce qui se passe ?

— Chef, en quittant l’armée, vous avez coché la case Réserviste de la Flotte, remarqua Maxwell, affable.

— Hé, un instant, amiral !

— Relax, fils, je ne vous rappelle pas. Quoique, songea Maxwell. Vous aviez une autorisation secret-défense.

— Ouais, on en avait tous, à cause de…

— Cette affaire dépasse le S-D, John. Et Maxwell expliqua pourquoi, en sortant de nouveaux indices de son porte-documents.

— Ces salopards… Kelly leva les yeux des photos des missions de reconnaissance. Vous voulez entrer là-dedans pour les récupérer, comme à Sông Tay ?

— Qu’en savez-vous, au juste ?

— Juste ce qu’on a bien voulu en dire, expliqua Kelly. On en parlait dans le groupe. Ça avait l’air d’une mission sacrément délicate. Ces mecs des Forces spéciales savent s’y prendre quand ils le veulent. Mais…

— Ouais, mais il n’y avait personne à la maison. Ce gars, en revanche – Maxwell tapa du doigt sur la photo –, est positivement identifié comme un colonel de l’Air Force. Kelly, pas question de répéter ceci.

— Je comprends, amiral. Comment comptez-vous faire ?

— Nous ne sommes pas encore sûrs. Vous connaissez le secteur et nous voulons connaître vos informations pour nous aider à trouver des solutions de rechange.

Kelly se remémora. Il avait passé cinquante heures sans dormir dans le secteur.

— Ça risque d’être vraiment juste pour une insertion en hélico. Il y a un paquet de triple-A dans le coin. L’avantage avec Sông Tay, c’est que l’on était loin de tout, mais là, le site est tout proche de Haiphong, sans parler des routes et de tout le reste. Mission délicate, monsieur.

— Personne n’a dit que ce serait facile.

— Si l’on arrive par un mouvement tournant, on peut se servir de la ligne de crête pour masquer son approche, mais il faudra bien franchir la rivière à un endroit ou à un autre… là, et l’on se retrouve sous le feu de la DCA… et là, c’est pire encore, si l’on se fie à ces indications.

— Les SEAL avaient-ils prévu des missions aériennes dans le secteur, chef ? demanda Maxwell, un rien amusé, mais plus encore surpris par la réponse de Kelly.

— Amiral, le 3e SOG était toujours en manque d’officiers. Ils n’arrêtaient pas de se faire canarder. J’ai été responsable des opérations du groupe pendant deux mois et nous savions tous, absolument tous, comment organiser des insertions. Il le fallait bien, c’était la partie la plus dangereuse de la majorité des missions. Ne le prenez pas mal, amiral, mais même des engagés savent se servir de leur cervelle.

Maxwell se braqua légèrement.

— Je n’ai jamais dit le contraire.

Cela fit sourire Kelly.

— Tous les officiers ne sont pas aussi éclairés que vous, amiral. Il reporta son attention sur la carte. Ce genre d’opération doit se programmer à rebours. On commence par définir ce dont on aura besoin sur l’objectif, puis on remonte en arrière pour voir comment on pourra tout amener sur place.

— Gardez ça pour plus tard. Parlez-moi plutôt de la vallée, ordonna Maxwell.

Cinquante heures, se souvint Kelly. Récupéré à Danang par hélico, transféré à bord du sous-marin USS Skate, qui l’avait conduit jusque dans l’estuaire étonnamment profond de ce putain de fleuve puant ; ensuite, remonter le courant tant bien que mal derrière un scooter de mer à moteur électrique ; qui devait sans doute toujours être là-bas, à moins qu’un pêcheur y ait coincé sa ligne, rester en immersion jusqu’à ce que les bouteilles soient vides, et il se rappelait encore sa terreur de ne pouvoir se dissimuler sous les rides de la surface. Quand il n’avait plus eu cette possibilité, quand il était devenu trop dangereux de bouger, rester planqué sous les roseaux de la rive, à surveiller le trafic sur la route de la vallée, l’oreille aux aguets du tonnerre crépitant des batteries de DCA sur les crêtes, en s’interrogeant sur les dégâts d’une rafale de canon de 37 mm si jamais un boy-scout nord-vietnamien tombait sur lui et prévenait son papa. Et voilà que cet amiral se ramenait pour lui demander comment risquer la vie d’autres hommes au même endroit, s’en remettant à lui, un peu comme Pam, pour savoir quoi faire. Cette idée glaça soudain l’ancien quartier-maître.

— Ce n’est pas vraiment un coin agréable, monsieur ; je veux dire, votre fils a pu le constater, lui aussi.

— Certes, mais pas de votre point de vue, nota Maxwell.

Et c’était exact, se souvint Kelly. Dutch junior avait échoué dans un coin peinard et touffu, n’utilisant sa radio qu’une heure sur deux, attendant que Serpent se radine pour le récupérer, souffrant en silence avec sa patte cassée, en écoutant les batteries de triple-A – celles-là mêmes qui avaient descendu son A-6 – marteler le ciel et tirer sur d’autres gars qui essayaient toujours de détruire le pont que ses propres bombes avaient raté. Cinquante heures, se souvint Kelly, sans repos, sans sommeil, rien que la peur et la mission.

— Combien de temps, amiral ?

— Nous ne sommes pas sûrs. Honnêtement, je ne suis même pas certain qu’on arrive à obtenir le feu vert pour cette mission. Dès que nous aurons un plan, nous pourrons le présenter. Une fois approuvé, nous pourrons réunir les moyens, organiser l’entraînement et exécuter l’opération.

— Considérations météo ? demanda Kelly.

— La mission doit se dérouler à l’automne, cet automne, ou sinon elle n’aura peut-être jamais lieu.

— Vous dites que ces gars ne rentreront jamais si on ne les récupère pas ?

— Je ne vois pas d’autre raison pour laquelle ils auraient installé ce camp comme ils l’ont fait.

— Amiral, je suis peut-être bon, mais je ne suis jamais qu’un simple soldat, souvenez-vous ?

— Vous êtes le seul individu qui se soit approché du site. L’amiral récupéra ses photos et ses cartes. Il en tendit à Kelly un jeu récent.

— Vous avez à trois reprises refusé l’OCS. J’aimerais savoir pourquoi, John.

— Vous voulez la vérité ? Cela aurait voulu dire retourner là-bas. Je ne voulais pas trop forcer ma chance.

Maxwell admit l’explication, regrettant en silence que sa meilleure source d’informations sur place n’ait pas obtenu le grade correspondant à son expertise, mais Maxwell se souvenait également des missions de combat au départ de l’ancien USS Enterprise, avec des pilotes engagés, un en tout cas, qui avait montré assez de jugeote pour se retrouver chef d’escadrille, et il savait que les meilleurs pilotes d’hélico disponibles étaient sans doute les adjudants de l’Armée sortis de leurs classes à Fort Rucker. La mentalité carrée des officiers n’était plus de mise.

— Une erreur de Sông Tay, observa Kelly après quelques instants de silence.

— Comment ça ?

— Ils étaient sans doute trop entraînés. Au bout d’un certain moment, ça finit par émousser. Choisissez bien vos hommes et avec quinze jours d’entraînement, maxi, la question sera réglée. Insistez et vous ne faites que de la broderie.

— Vous n’êtes pas le premier à le dire, l’assura Maxwell.

— Ce sera un boulot de marsouin ?

— Nous ne sommes pas encore sûrs, Kelly. Je peux vous laisser quinze jours, pendant qu’on travaille sur les autres aspects de la mission.

— Comment vous contacterai-je, amiral ?

Maxwell déposa sur la table un laissez-passer du Pentagone.

— Pas de coup de fil, pas de lettre. Uniquement des contacts en tête à tête.

Kelly se leva et le raccompagna à son hélicoptère. Sitôt que l’amiral fut sorti, l’équipage lança les turbines du SH-2 SeaSprite. Il prit le bras de l’amiral alors que le rotor s’était mis à tourner.

— La mission de Sông Tay a-t-elle été enterrée ?

Maxwell s’arrêta net.

— Pourquoi me posez-vous cette question ?

Kelly secoua la tête.

— Vous venez de me fournir la réponse, amiral.

— Nous ne sommes pas certains, chef. Maxwell se pencha pour passer sous le rotor et monta à l’arrière de l’hélicoptère. Alors qu’il décollait, l’amiral se prit à regretter que Kelly n’ait pas accepté d’intégrer l’OCS, l’École d’officiers de réserve. Le garçon était plus intelligent qu’il ne l’imaginait et l’amiral se promit de contacter son ancien commandant pour mieux cerner le bonhomme. Il se demanda également ce que Kelly ferait pour son rappel officiel en service actif. On pouvait regretter de trahir la confiance du garçon – il pouvait le prendre ainsi, estima Maxwell tandis que le SeaSprite tournait pour mettre le cap au nord-est –, mais son esprit et son âme restaient avec ces vingt hommes qui, pensait-on, composaient VERT-DE-GRIS, et c’est à eux d’abord qu’il devait fidélité. Par ailleurs, Kelly avait peut-être besoin d’être distrait de ses problèmes personnels. L’amiral se consola avec cette pensée.

 

*

 

Kelly regarda l’hélico disparaître dans la brume de fin de matinée. Puis il se dirigea vers son atelier. Il avait espéré qu’au plus tard à cette heure aujourd’hui, son corps souffrirait et son esprit serait détendu. Or, bizarrement, c’était l’inverse qui était vrai. La rééducation à l’hôpital avait été plus efficace qu’il n’aurait osé l’espérer. Il avait encore un problème de résistance mais son épaule, après les douleurs habituelles de la mise en route, avait accepté l’effort avec une bonne grâce surprenante, et maintenant qu’il avait dépassé la période normale de souffrance suivant immédiatement l’exercice, la phase secondaire d’euphorie avait pris le relais. Normalement, il se sentirait bien toute la journée, même s’il comptait se coucher tôt en prévision d’une nouvelle séance d’exercices douloureux, et demain, il prendrait une montre et se mettrait sérieusement au boulot en se confrontant au chronomètre. L’amiral lui avait laissé deux semaines. C’était à peu près le délai qu’il s’était accordé pour terminer sa préparation physique. Le moment était venu à présent pour un autre genre de préparatifs.

Les bases navales, quelle que soit leur taille et leur mission, se ressemblaient toutes. Et il y avait certaines installations dont elles disposaient toutes. Un atelier, par exemple. Six ans durant, des vedettes de sauvetage avaient été postées sur son île et, en vue de leur entretien, on avait installé des machines-outils pour réparer et fabriquer des pièces de rechange. La panoplie d’outillage de Kelly correspondait en gros à ce qu’on pouvait trouver à bord d’un destroyer, et sans doute avait-elle été achetée dans cette optique, Atelier d’entretien pour la Marine type 1 modèle 0, choisi tel quel dans le catalogue d’un fournisseur agréé. Peut-être que l’Aviation disposait du même genre d’équipement, allez savoir. Il mit en route son tour South Bend et entreprit de vérifier les différentes pièces et les divers réservoirs de lubrifiant pour s’assurer qu’il fonctionnerait comme il le voulait.

Fournis avec la machine, il y avait toute une panoplie d’outils et d’instruments de mesure, ainsi que des tiroirs entiers d’ébauches en acier de diverses nuances, des formes de métal à peine dégrossies destinées à être usinées selon les spécifications demandées par un technicien. Kelly s’assit sur un tabouret pour choisir ce dont il avait besoin au juste, avant de décider qu’il avait d’abord besoin d’autre chose. Il décrocha son .45 automatique de sa fixation au mur, le déchargea et le démonta avant d’inspecter avec soin canon et glissière, à l’intérieur comme à l’extérieur.

« Il va te falloir tout en double », se dit-il. Mais chaque chose en son temps. Il bloqua la glissière sur la tourelle et monta un foret sur la poupée pour percer deux petits trous à la partie supérieure de la glissière. Le South Bend faisait une perceuse admirablement efficace : même pas un dixième de tour de volant de la crémaillère et les dents minuscules du foret attaquèrent l’acier cémenté de l’automatique. Kelly répéta la manœuvre, forant un second trou à vingt-huit millimètres du premier. Quelques petits coups pour dégager les copeaux, puis un coup d’alésoir et la partie facile de sa journée de travail était achevée. Cela lui avait permis de se familiariser de nouveau avec le maniement de la machine qu’il n’avait pas touchée depuis plus d’un an. Un dernier examen de la glissière modifiée lui permit de s’assurer qu’il n’avait rien endommagé. Venait à présent la phase délicate.

Il n’avait pas le temps ou l’équipement pour faire du boulot vraiment propre. Il savait à peu près se servir d’un poste de soudure mais ne disposait pas du matériel pour fabriquer les pièces spéciales nécessaires au genre d’instrument qu’il aurait aimé avoir. Pour cela, il lui aurait fallu s’adresser à une petite fonderie dont les ouvriers auraient pu deviner ce qu’il voulait faire et il n’était pas question de prendre un tel risque. Il se consola en se disant que c’était toujours mieux que rien, que la perfection était toujours chiante et que de toute façon, ça ne valait souvent pas toute cette peine.

Pour commencer, il choisit une robuste ébauche cylindrique en tôle, un peu comme une boîte de conserve, mais en plus étroit et avec des parois plus épaisses. À nouveau, il y perça un trou qu’il alésa, cette fois au centre de la plaque inférieure, dans l’axe du « bidon », comme il le baptisait déjà. Le trou faisait quinze millimètres de diamètre, une cote qu’il avait déjà vérifiée au compas. Il y avait sept autres ébauches similaires, mais de diamètre extérieur inférieur. Celles-ci, il les découpa à une longueur de dix-neuf millimètres avant d’en percer également le fond. Ces nouveaux trous avaient un diamètre de zéro millimètre six et les objets qu’il obtint en définitive évoquaient de petites tasses percées au fond, ou si l’on veut, des pots de fleur miniatures à flancs verticaux, songea-t-il avec un sourire. Chacun de ces éléments formait une « chicane ». Il essaya de les faire glisser à l’intérieur du « bidon » mais elles étaient encore trop larges. Il pesta intérieurement. Chaque chicane allait devoir passer au tour. Ce qu’il fit, meulant soigneusement l’extérieur de chaque coupelle pour obtenir des cylindres brillants de diamètre précisément inférieur d’un dixième au diamètre intérieur du bidon, opération fastidieuse qui le fit pester tout au long des cinquante minutes qu’elle lui prit. Ayant enfin terminé, il s’offrit un Coca glacé avant de glisser les chicanes à l’intérieur du tube. Cette fois, elles étaient assez précisément ajustées pour ne pas cliqueter mais avec suffisamment de marge néanmoins pour pouvoir ressortir d’une simple secousse. Parfait. Il les mit de côté puis entreprit d’usiner un couvercle pour le tube qu’il dut également fileter. Cette tâche achevée, il vissa le couvercle, d’abord sans les chicanes, ensuite avec celles-ci, et se félicita de voir que toutes les pièces s’ajustaient à la perfection – avant de se rendre compte qu’il avait oublié de percer un trou dans l’axe du couvercle, ce qu’il entreprit de faire en remontant un foret sur la machine. L’orifice avait précisément cinq millimètres virgule neuf de diamètre, mais lorsqu’il eut terminé, il put vérifier qu’il voyait parfaitement à travers tout l’assemblage. Au moins avait-il réussi à percer droit.

Venait ensuite la phase cruciale. Kelly prit son temps pour préparer la machine, vérifier les réglages pas moins de cinq fois avant de lancer l’ultime opération d’alésage, d’une seule passe de chariot – après avoir respiré un grand coup. C’était une manœuvre qu’il avait observée plusieurs fois mais sans jamais l’effectuer lui-même, et s’il était assez adroit avec des machines-outils, il n’était qu’un ancien quartier-maître, pas un maître mécanicien. Son travail achevé, il libéra le canon et remonta le pistolet, puis se rendit dehors, muni d’une boîte de cartouches de .22 long rifle.

Kelly n’avait jamais été intimidé par l’imposant et lourd Colt automatique mais les .45 ACP revenaient bien plus cher que les cartouches de .22 chemisées ; aussi, l’année précédente, il s’était acheté un kit de conversion lui permettant de tirer des munitions plus légères. Il lança la boîte de Coca à cinq mètres environ avant de glisser trois balles dans le chargeur. Il ne prit même pas la peine de se protéger les oreilles. Il se mit en position comme à son habitude, détendu, les mains aux côtés, puis éleva rapidement l’arme en même temps qu’il adoptait une position accroupie, les deux mains sur la crosse. Il se figea aussitôt en se rendant compte que le cylindre vissé sur le canon bloquait la ligne de mire. Voilà qui allait poser un problème. Il redescendit l’arme, puis il la redressa et pressa la détente, tirant sa première balle sans vraiment voir la cible. Avec les résultats prévisibles : quand il regarda, le bidon de soda était intact. Mauvaise nouvelle. La bonne, c’était que le silencieux avait parfaitement fonctionné. Souvent mal reproduit par les bruiteurs de cinéma ou de séries télé sous la forme d’un plop presque musical, le bruit émis par un silencieux de bonne qualité s’apparentait plutôt au chuintement d’une brosse métallique sur un morceau de bois de charpente bien poncé. Les gaz en expansion de la cartouche étaient piégés par les chicanes en même temps que la balle franchissait les trous, les obturant presque entièrement tour à tour et forçant les gaz à se dilater un peu dans chacune des chambres successivement. Avec cinq chicanes – le couvercle formant la sixième – la détonation du coup de feu se réduisait à un murmure.

Tout cela était bel et bon, mais si vous ratiez la cible, vous aviez des chances d’entendre encore mieux le claquement de la glissière reculant et revenant en position, et le bruit mécanique d’une arme à feu était impossible à confondre avec un bruit anodin. Rater une boîte de Coca à cinq mètres en disait long sur son manque d’entraînement. Un crâne humain était plus gros, certes, mais la cible qu’il visait à l’intérieur du crâne ne l’était pas. Kelly se relaxa, fit un deuxième essai, ramenant l’arme en position de tir d’un mouvement souple et rapide. Cette fois, il se mit à presser la détente juste avant que le silencieux ne commence de masquer la cible. Ça marcha. Plus ou moins. La boîte bascula, avec un trou de cinq millimètres à deux centimètres du fond. Le synchronisme n’était pas encore parfait. La troisième balle, en revanche, perça la boîte quasiment au milieu. Avec un sourire, il éjecta le magasin, le chargea de cinq balles à tête creuse et une minute plus tard, la boîte n’était même plus utilisable comme cible, transpercée qu’elle était de sept trous dont six à peu près regroupés au centre.

— Toujours pas perdu la main, Johnnie-boy, se dit Kelly en remettant le cran de sûreté. Mais c’était en plein jour contre un bout de métal rouge immobile, il en était parfaitement conscient. Il regagna l’atelier et démonta une nouvelle fois le pistolet. Le silencieux avait supporté l’épreuve sans dommage apparent mais il le nettoya malgré tout, et huila légèrement les pièces internes. Encore un détail, songea-t-il. Se munissant d’un pinceau fin et d’un pot de peinture blanche, il traça une ligne de visée au sommet de la glissière. Il était maintenant quatorze heures et Kelly s’accorda un repas léger avant de se remettre à ses exercices de l’après-midi.

 

*

 

— Waouh, tant que ça ?

— T’es pas content ? rétorqua Tucker. Qu’est-ce ça peut te foutre, tu peux pas l’écouler ?

— Henry, je peux écouler tout ce que tu me fourniras, répondit Piaggi, quelque peu vexé par l’arrogance du bonhomme, avant de se demander ce qui allait bien pouvoir suivre.

— On est bons pour rester coincés là trois jours ! râla de son côté Eddie Morello.

— Tu fais pas confiance à ta nana aussi longtemps ? railla Tucker. Il faudrait qu’Eddie soit le prochain, il l’avait déjà décidé. Morello n’avait pas trop le sens de l’humour, de toute façon. Son visage était cramoisi.

— Écoute, Henry…

— On se calme, tout le monde. Piaggi considéra les huit kilos de came posés sur la table avant de se retourner vers Tucker. J’aimerais savoir où t’as trouvé toute cette marchandise.

— Ça, j’en suis sûr, Tony, mais on en a déjà causé. La seule question, c’est : peux-tu l’écouler ?

— Faut que tu te souviennes, une fois que tu lances ce genre de truc, c’est plutôt délicat de s’arrêter. Les gens dépendent de toi, genre qu’est-ce que tu vas raconter à l’ours une fois qu’t’as plus de friandises à lui offrir, tu vois le plan ? Piaggi réfléchissait déjà à toute vitesse. Il avait des contacts à Philadelphie et à New York, des types jeunes, comme lui, fatigués de bosser pour un moustachu aux principes dépassés. Les bénéfices potentiels étaient ahurissants. Henry avait accès à… à quoi, au fait ? se demanda-t-il. Ils n’avaient commencé que depuis deux mois, avec deux kilos qui s’étaient révélés d’un degré de pureté seulement comparable à la meilleure Blanche de Sicile, mais pour un prix fournisseur moitié moindre. Et les problèmes de fournisseur, c’était pour Henry, pas pour lui, ce qui rendait l’affaire doublement intéressante. Finalement, c’étaient les dispositions de sécurité matérielle qui impressionnaient le plus Piaggi. Henry n’était pas un imbécile, pas une espèce de parvenu avec de grandes idées et une toute petite cervelle. C’était un homme d’affaires, calme et professionnel, quelqu’un qui pouvait constituer un allié et un associé sérieux, estimait maintenant Piaggi.

— Mon approvisionnement est parfaitement solide. Laisse-moi m’en occuper, eh plouc.

— D’accord. Piaggi secoua la tête. Il y a quand même un problème, Henry. Il va me falloir du temps pour réunir le fric pour un tel volume de marchandise. T’aurais dû m’avertir, mec.

Tucker se permit de rire.

— Je voulais pas te flanquer la trouille, Anthony.

— Tu me fais confiance, pour le fric ?

Un hochement de tête, un regard.

— Je sais que t’es un mec sérieux. Ce qui était habilement joué. Piaggi ne voudrait pas lâcher la chance d’établir un filon régulier avec ses associés. Les bénéfices à long terme étaient trop tentants. Angelo Vorano n’avait peut-être pas saisi les implications mais il avait servi d’appât pour rencontrer Piaggi et c’était suffisant. D’ailleurs, Angelo servait maintenant de repas aux crabes.

— C’est de la pure, idem que la fois d’avant ? Ça, c’était Morello qui la ramenait.

— Eddie, ce type ne va pas à la fois nous faire confiance pour le règlement et nous entuber sur la marchandise, hein ? demanda Piaggi.

— Messieurs, laissez-moi vous expliquer de quoi il retourne au juste, d’accord ? J’ai un gros approvisionnement d’excellente marchandise. D’où je l’obtiens, comment je l’obtiens, c’est mon affaire. J’ai même mon territoire où je ne veux pas vous voir fourrer le nez mais enfin, on ne s’est pas encore accrochés dans la rue et j’aime autant que ça continue ainsi. Les deux Italiens hochèrent la tête, remarqua Tucker. Eddie, l’air obtus, mais Tony avec compréhension et respect. Piaggi poursuivit sur le même ton :

— Vous avez besoin d’écouler. On peut régler ça. Vous avez votre propre territoire et, ça aussi, on peut le respecter.

Le moment était venu de jouer sa nouvelle carte.

— Je suis pas arrivé là où je suis en étant un con. À partir d’aujourd’hui, les mecs, vous faites plus partie du deal.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire, fini les balades en bateau. Ça veut dire, les mecs, que vous touchez plus à la marchandise.

Piaggi sourit. C’était maintenant la quatrième fois qu’il rééditait le coup et l’attrait de la nouveauté avait déjà disparu.

— Je ne veux plus discuter de ça. Si vous voulez, je peux demander à mes hommes de se charger des livraisons quand vous voudrez.

— On sépare la marchandise du fric. On gère ça comme une affaire qui tourne, dit Tucker. Genre ligne de crédit.

— La marchandise passe d’abord.

— Tout juste, Tony. Tu choisis bien tes mecs, d’ac ? L’idée, c’est qu’on soit, toi et moi, séparés le plus possible de la drogue.

— Les gars se font prendre, et ils causent, remarqua Morello. Il se sentait exclu du débat mais n’était pas assez futé pour en saisir les implications.

— Pas les miens, nota Tucker d’un ton égal. Mes gars sont trop malins.

— C’était toi, hein ? demanda Piaggi, établissant le rapport et obtenant en réponse un signe affirmatif. J’aime ton style, Henry. Essaye d’être plus prudent la prochaine fois, vu ?

— J’ai passé deux ans à monter ce plan, ça m’a coûté un paquet de fric. Je veux que cette affaire tourne un bout de temps et je n’ai pas envie de prendre plus de risques qu’il ne faut. Bon, alors, quand est-ce que tu peux me payer cette livraison ?

— J’ai déjà pris cent plaques avec moi. Tony indiqua le sac en toile posé sur le pont. La petite affaire avait grossi avec une rapidité surprenante, à vrai dire, et Tucker, estimait Piaggi, était un type à qui on pouvait se fier, pour autant qu’on puisse se fier à quelqu’un dans cette branche d’activité. Mais il supposait que si Tucker avait voulu l’arnaquer, ça se serait déjà produit, et une telle quantité de drogue, c’était trop pour un mec de son envergure. C’est pour toi, Henry. M’est avis qu’on va encore t’en devoir… dans les cinq cents ? Il me faudra un peu de temps, disons une semaine. Désolé, mec, mais tu m’as plutôt lesté, ce coup-ci. Ça se fait pas tout seul, de rassembler autant de liquide, tu sais ?

— Disons quatre cents, Tony. Ça sert à rien de pressurer tes copains dès la première fois. Commençons d’abord par faire un peu de promotion, vu ?

— Une offre spéciale de lancement ? Cela fit rigoler Piaggi qui lança à Henry un bidon de bière. Tu dois avoir du sang italien dans les veines, mon gars. D’accord ! On fera comme tu dis, mec.

— T’as donc des fournisseurs si bons que ça, Henry ? mais Piaggi ne pouvait pas le demander.

— Et maintenant, on a du pain sur la planche. Tucker fendit le premier sac en plastique et versa son contenu dans le grand bol en inox, ravi de ne plus avoir à s’embêter avec ce genre de bordel. La septième étape de son plan de marketing était maintenant achevée. Dorénavant, il aurait d’autres mecs pour se charger de cette cuisine, sous sa supervision au début, bien sûr, mais à partir d’aujourd’hui, Henry Tucker commencerait de se comporter comme le boss qu’il était devenu. Tout en mélangeant la matière inerte dans le bol, il se félicitait pour son intelligence. Il avait monté cette affaire exactement dans les formes, en prenant des risques, mais des risques soigneusement pesés, bâtissant son réseau du bas en haut, faisant les choses lui-même, n’hésitant pas à se salir les mains. Peut-être que les antécédents de Piaggi étaient identiques, se dit Tucker. Sans doute Tony l’avait-il oublié, oubliant par là même les implications. Mais, se dit Tucker, ce n’était pas le problème.

 

*

 

— Écoutez, colonel, je n’étais qu’un assistant, d’accord ? Combien de temps devrai-je vous le répéter ? Je faisais la même chose que les aides de camp de vos généraux, toutes les petites tâches idiotes.

— Alors, pourquoi accepter un tel poste ? Il était dit, songeait le colonel Nikolaï Ievgueniyevitch Grichanov, qu’un homme devait traverser ce genre d’épreuve, mais le colonel Zacharias n’était pas un homme. C’était un ennemi, se rappela le Russe avec une certaine réticence, et il voulait le forcer à parler encore.

— Ça ne se passe pas pareil dans votre aviation ? Vous êtes remarqué par un général et vous avez une promotion bien plus rapide. L’Américain marqua un temps. J’ai écrit des discours, également. Ça, ça ne pouvait pas lui causer d’ennuis, non ?

— C’est le boulot d’un officier politique dans mon armée de l’air. Grichanov écarta cette frivolité d’un geste négligent.

C’était leur sixième séance. Grichanov était le seul officier soviétique autorisé à interroger ces Américains, tant les Viêts jouaient leurs cartes avec prudence. Ils étaient vingt, et tous différents. Zacharias était autant officier de renseignements que pilote de chasse, indiquait son dossier. Il avait passé la vingtaine d’années de sa carrière à étudier les systèmes de défense antiaérienne. Diplômé de l’Université de Californie à Berkeley, ingénieur en électronique. Le dossier comprenait même un exemplaire récemment acheté de son mémoire de maîtrise « Aspects de la propagation et de la diffusion micro-ondes en terrain anguleux », photocopié aux archives de l’université par une main secourable, un des trois inconnus qui avaient contribué à l’informer sur le colonel. Le mémoire aurait dû être classé secret-défense sitôt achevé – c’est en tout cas ainsi que ça se serait passé en Union soviétique, Grichanov le savait. Il s’agissait d’une analyse fort judicieuse de la déperdition d’énergie des faisceaux radar à basse fréquence – et incidemment, de la possibilité pour un avion d’utiliser les montagnes et les collines pour s’en protéger. Trois ans après cela, à la suite d’un stage en escadrille de chasse, il avait été affecté à la base d’Offutt, à proximité d’Omaha, Nebraska. Intégré à l’équipe d’élaboration des plans de guerre du Commandement aérien stratégique, il avait étudié des profils de vol permettant aux bombardiers B-52 américains de pénétrer les défenses aériennes soviétiques, appliquant ses connaissances théoriques en physique au monde concret d’un conflit nucléaire stratégique.

Grichanov ne pouvait se résoudre à haïr cet homme. Pilote de chasse lui-même, il venait de quitter la tête d’un régiment au PVO-Strany, le commandement de la défense aérienne soviétique, et déjà assigné à un autre régiment, le colonel russe était curieusement l’exact reflet de Zacharias. Son boulot, en cas de conflit, était d’empêcher ces bombardiers de dévaster son pays, et en temps de paix, de mettre au point les méthodes pour compliquer le plus possible leur pénétration de l’espace aérien soviétique. Cette identité rendait sa tâche actuelle à la fois difficile et nécessaire. N’étant pas un officier du KGB, et certainement pas un de ces petits singes jaunes, il ne tirait aucun plaisir à faire souffrir les gens – les abattre était une tout autre affaire –, même ces Américains qui complotaient la destruction de son pays. Mais ceux qui savaient comment extraire l’information ne savaient pas comment analyser ce qu’il recherchait – ils ne savaient même pas quelles questions poser – et les coucher par écrit ne servirait à rien ; il fallait voir les yeux de l’homme lorsqu’il parlait. Un type assez habile pour formuler de tels plans l’était également assez pour vous mentir avec suffisamment d’aplomb et de conviction pour tromper quasiment n’importe qui.

Grichanov n’aimait pas ce qu’il voyait. C’était un homme talentueux et courageux, qui avait combattu pour former ces spécialistes de la chasse aux missiles que les Américains appelaient Wild Weasels, « Fouines enragées ». C’était un terme qu’un Russe aurait pu appliquer à la mission, en référence à ces petits prédateurs vicieux qui vous traquent leur proie jusqu’au fond de sa tanière. Le prisonnier avait piloté quatre-vingt-neuf missions de ce type, si du moins les Vietnamiens avaient bien récupéré les bonnes pièces correspondant au bon appareil – comme les Russes, les Américains aimaient inscrire sur leur carlingue la comptabilité de leurs exploits – et c’était précisément l’homme avec qui il avait besoin de parler. Peut-être était-ce une leçon sur laquelle il aurait de quoi écrire, songea-t-il. Ce genre d’orgueil révélait à vos ennemis qui ils avaient capturé et une bonne partie de ce que vous saviez. Mais c’était le style des pilotes de chasse et Grichanov aurait lui aussi rechigné à dissimuler ses faits d’armes contre les ennemis de sa patrie. Le Russe essayait également de se dire qu’il épargnait des souffrances à l’homme assis en face de lui de l’autre côté de la table. Sans doute Zacharias avait-il tué beaucoup de Vietnamiens – et pas des simples paysans, mais des techniciens experts en missiles formés par les Russes – et le gouvernement de ce pays désirerait le châtier pour ces actes. Mais ce n’était pas son problème, et il ne voulait pas laisser les sentiments politiques interférer avec ses obligations professionnelles. Celles-ci recouvraient sans doute l’un des aspects les plus scientifiques et en tout cas les plus complexes de la stratégie de défense nationale. Sa tâche était de prévoir une attaque de centaines d’appareils, chacun doté d’un équipage de spécialistes hautement qualifiés. Leur mode de pensée, leur doctrine tactique étaient aussi importants que leurs plans. Et pour ce qui le concernait, les Américains pouvaient bien tuer autant de ces salauds qu’ils voulaient. Les sales petits fascistes avaient autant de rapport avec la philosophie politique de son pays que des cannibales avec la gastronomie.

— Colonel, je ne suis quand même pas dupe, dit patiemment Grichanov. Il déposa sur la table les documents les plus récemment arrivés. J’ai lu ceci la nuit dernière. C’est de l’excellent boulot.

Les yeux du Russe ne quittaient pas ceux du colonel Zacharias. La réaction physique de l’Américain était remarquable. Bien qu’un peu officier de renseignements lui-même, il n’avait jamais imaginé que quelqu’un au Viêt-Nam pût contacter Moscou, puis révéler tout cela aux Américains sous son contrôle. Son visage proclamait ses pensées : Comment pouvaient-ils en savoir autant sur moi ? Comment pouvaient-ils avoir fouillé si loin dans son passé ? Qui donc avait pu réaliser une chose pareille ? Pouvait-il exister un agent aussi bon, aussi professionnel ? Les Vietnamiens étaient de tels imbéciles ! Comme de nombreux officiers russes, Grichanov avait étudié avec sérieux et minutie l’histoire militaire. Il avait lu toutes sortes de documents secrets pendant qu’il traînait au mess. De l’un des textes qu’il n’oublierait jamais, il avait appris comment la Luftwaffe interrogeait les aviateurs prisonniers, et c’était cette leçon qu’il essayait d’appliquer ici. Alors que les sévices physiques n’avaient servi qu’à renforcer la résolution de cet homme, une simple feuille de papier avait suffi à l’ébranler jusqu’au tréfonds de l’âme. Tout homme avait ses forces et ses faiblesses. Il fallait de l’intelligence à un être pour savoir discerner les différences.

— Comment se fait-il que ceci n’ait jamais été classé secret ? demanda Grichanov en allumant une cigarette.

— Ce n’est que de la physique théorique, dit Zacharias en haussant ses maigres épaules ; il avait suffisamment récupéré pour tenter de dissimuler son désespoir. À vrai dire, c’était la compagnie de téléphone la première intéressée.

Grichanov tapota le mémoire du bout du doigt.

— Eh bien, je vous avoue que j’ai appris pas mal de choses de ce document la nuit dernière. Prédire de faux échos à partir de cartes topographiques, modéliser mathématiquement les points aveugles ! Ça vous permet d’établir un itinéraire d’approche, de calculer les manœuvres successives d’un point à un autre. Brillant ! Dites-moi, à quoi ça ressemble, Berkeley ?

— Une simple université, style californien, répondit Zacharias avant de se ressaisir. Il parlait. Il n’était pas censé parler. On lui avait appris à ne pas parler. Il avait appris à quoi il devait s’attendre, ce qu’il pouvait faire sans risque, comment esquiver et dissimuler. Mais cette formation ne risquait pas d’avoir prévu ceci. Et, Dieu du ciel, il était las, et terrifié, et écœuré d’avoir à se conformer à un code de conduite qui comptait pour des clopinettes pour tout autre que lui.

— Je connais mal votre pays – en dehors des considérations professionnelles, bien sûr. Y a-t-il de grandes différences religieuses ? Vous venez de l’Utah. À quoi ça ressemble, comme pays ?

— Zacharias, Robin G. Colonel…

Grichanov éleva les mains.

— Je vous en prie, colonel. Je sais tout cela. Je sais également votre lieu de naissance en plus de la date. Votre Armée de l’air n’a pas de base à Salt Lake City. Je ne connais l’endroit que par les cartes. Je ne le visiterai sans doute jamais – pas plus que le reste de votre pays. Cette région de Berkeley, en Californie, est bien verte, n’est-ce pas ? On m’a dit un jour qu’on y cultivait la vigne. Mais je ne connais rien de l’Utah. Il y a un grand lac, là-bas, mais on l’appelle le Lac Salé, c’est ça ? Il est vraiment salé ?

— Oui, c’est pour ça que…

— Comment peut-il être salé ? L’océan est à mille kilomètres, avec des montagnes entre les deux, non ? Il ne laissa pas à l’Américain le temps de répondre. Je connais assez bien la mer Caspienne. J’ai été en poste dans une base, là-bas. Elle n’est pas salée. Mais ce lac, si ? Comme c’est étrange. Il écrasa sa cigarette.

La tête de l’homme se souleva légèrement.

— Je ne suis pas sûr, je ne suis pas géologue. Une histoire de dépôt datant d’une ère préhistorique, je suppose.

— Peut-être. Il y a des montagnes là-bas, également ?

— Les Wasatch, confirma Zacharias, comme ivre.

Un bon point pour les Vietnamiens, songea Grichanov, leur façon de nourrir les prisonniers, avec des trucs que des cochons ne boufferaient que contraints et forcés. Il se demanda si c’était un régime délibérément et mûrement réfléchi ou juste la conséquence fortuite de leur barbarie. Les prisonniers politiques du Goulag mangeaient mieux, mais le régime auquel étaient soumis ces Américains diminuait leur résistance à la maladie, les affaiblissait au point que toute tentative d’évasion serait compromise par un manque d’énergie. Cela ressemblait plutôt à ce que faisaient les fascisti aux prisonniers soviétiques, et écœurante ou non, la méthode était bien utile à Grichanov. La résistance, physique et mentale, exigeait de l’énergie et vous pouviez voir ces hommes perdre leurs forces au long des heures d’interrogatoire, constater la déperdition de leur courage à mesure que les exigences de leur corps tiraient de plus en plus sur leur résolution psychologique. Il avait appris à jouer là-dessus. Cela prenait du temps, mais c’était un processus distrayant d’apprendre ainsi à démonter le cerveau d’hommes qui n’étaient pas si différents de lui.

— Pour le ski, c’est valable ?

Zacharias plissa les paupières, comme si la question l’emmenait ailleurs, dans un autre temps.

— Ouais, sûrement.

— Voilà une chose qu’on ne fera jamais ici, colonel. J’apprécie le ski de fond, pour l’exercice, et pour me distraire. J’avais des skis en bois, mais l’officier mécanicien de mon dernier régiment d’affectation m’a fabriqué des skis en acier à partir de pièces d’avion.

— En acier ?

— En inox, plus lourds qu’en aluminium mais plus flexibles. Je préfère. À partir d’un panneau d’aile de notre nouvel intercepteur, le projet E-266.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Zacharias ignorait tout du nouveau MiG-25.

— Vos stratèges l’ont baptisé Foxbat ; très rapide, conçu pour intercepter un de vos bombardiers B-70.

— Mais nous avons renoncé à ce projet, objecta Zacharias.

— Oui, je sais. En attendant, il m’a fourni un chasseur merveilleusement rapide à piloter. Quand je rentrerai au pays, j’en commanderai le premier régiment.

— Des chasseurs construits en acier ? Pourquoi ?

— L’acier résiste mieux que l’aluminium à réchauffement aérodynamique, expliqua Grichanov. Et on peut faire de bons skis avec les pièces de rebut. Zacharias était extrêmement perplexe. Alors, à votre avis, qu’est-ce que ça donnerait, la confrontation entre mes chasseurs en acier et vos bombardiers en alu ?

— Je suppose que tout dépend de… commença Zacharias avant de se taire aussitôt. Ses yeux contemplèrent son interlocuteur de l’autre côté de la table, d’abord confus parce qu’il avait failli se laisser aller, pins résolus.

Trop tôt, observa pour lui Grichanov, déçu. Il avait insisté un peu trop tôt. Celui-ci avait du courage. Assez pour amener son Wild Weasel jusqu’« en ville », pour reprendre l’expression des Américains, à plus de quatre-vingts reprises. Assez pour résister un bon moment. Mais Grichanov avait tout son temps.

Sans aucun remords
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